13 avril 2010

Le petit serveur indien

(Le Babaj-Kinara)

Il m’avait conseillé le BABAJ-KINARA. Mon ami était certain de son affaire, je devais manger un Butter Dal Khichada pour être à nouveau en pleine forme après cette nuit où j’ai très mal dormi à cause de la très forte chaleur ou de ce que j'ai mangé la veille. Je me suis donc rendu à cet endroit à 20 heures pour lui faire plaisir.


Je me suis assis et ai commandé le fameux plat. Le chef de rang, en forme de toupie, me racontait qu’il devait partir à Londres dans deux mois étudier je ne sais quoi avant de faire blabla bla. Je n’entendais pas vraiment son discours, il m’ennuyait et je ne voyais que la petite tête de ce serveur qui dépassait derrière lui, portant des yeux illuminés de curiosité. Sa mission consistait à exécuter les tâches secondaires : essuyer, nettoyer porter et emporter les plats. Les chefs de rang en chemise blanche prenaient les commandes et parlaient aux clients s’essayant avec plus ou moins d’aisance à l’anglais. Le petit serveur devait avoir 14 ans et avait quitté l'école probablement depuis longtemps dans l'indifférence générale malgré les promesses particulièrement actuelles du gouvernement du Maharashtra et de l'Etat central.


Peu importe, le petit serveur était décidé à bien faire cela se voyait et de plus, je ne sais pour quelle raison, il avait décidé de rentrer en contact avec moi coûte que coûte. Son chef de rang ordonna : « une assiette !» Il se dépêcha de remplir au mieux sa mission. Il récupéra une assiette au fond de la salle et se mit à frotter. Il frottait au fond de la salle avec une telle énergie cette grande assiette jaune en plastique que je ne pouvais en détacher les yeux. Puis il la posa devant moi sur la table avant de décider qu’il devait encore la nettoyer. Il était là devant moi frottant l’assiette. Il voulait qu’elle soit propre. Il frottait de toutes ses forces passant et repassant mille fois tournant dans un sens puis tournant dans l’autre. Ce qu’il ne parvenait pas à comprendre c’est que plus il frottait et plus l’assiette devenait sale. Comme tout ce qu’il essuyait d’ailleurs avec ce torchon.


Je regardais sa petite main tenant serré cet outil de travail qu’il devait probablement garder dans la poche de son pantalon toute la semaine. Le torchon était compact et noir comme huileux. Plus il frottait et plus il déposait dans mon assiette les restes cumulés de repas variés, la poussière de l’air, le gras de sa main, les poils du chat qui fréquente ce restaurant à la recherche de la compassion des clients et qu’il chasse à grands coups de torchon, plus tellement d’autres choses...


La seule indication de propreté qu’il connaissait était la durée de frottement du torchon sur l’assiette. Lorsqu’il estima avoir accompli sa mission, il posa l’assiette devant moi et me sourit heureux. Puis profitant de l’éloignement du chef de rang il me dit : You become from sir ? Allez on va pas chipoter : Je lui répondis : Freiiinsse ! Il ajouta confiant : « Sir birth stay Nashik purpose? » J’appréciais l’effort de ce jeune garçon à piocher dans les échanges entre les chefs de rang et les clients des mots qu’il essayait d’utiliser pour entrer en communication avec ces étrangers qui le fascinent. Mais là j’avais beaucoup trop d’options. Alors je choisis la question : And you ? Il répondit sans faiblir : «Nashik come in Maharashtra ». Ok pas de problème ! J’avais compris la règle du jeu : Peu importaient les questions et les réponses, il fallait échanger. J’échangeais avec plaisir. Il souriait. Moi aussi. Je parlais Marathi comme il parlait l’anglais et pendant ces quelques secondes de franche rigolade la propreté de mon assiette importait peu.


Peut-on lui faire le reproche de ne pas avoir fait l’école hôtelière et de ne pas connaître les principes élémentaires d’hygiène lorsque ses supérieurs, font pire que lui ? Ah ! Maudit soit le sens de l’observation que j’ai depuis ma naissance et qui est devenu un vrai handicap en Inde.


Le serveur qui s’essuie la sueur dégoulinante de la tempe au cou avec la cuillère qu’il va donner au client, le…euh non…arrêtons là l’énumération.


Au milieu de mon autre insupportable supplice consistant à avaler le Butter Dal Khichada, (qui a dit qu’en Inde tout est bon ?), je demandai à mon nouvel ami une bouteille d’eau minérale froide par mille gestes jusqu’à ce qu’il comprenne. Il avait l’air si content de jouer au chef de rang que lorsqu’il revint avec une bouteille à température ambiante je l’acceptai d’autant plus joyeusement que c’était bien de l’eau !


Allons bon, petit serveur, je ne reviendrai plus dans ton resto dégueulasse, mais tu mérites bien un pourboire pour tes sincères efforts.


All the best !